18
J’ai appelé papa et maman ce soir. Leur logement a l’air terriblement petit mais ils disent qu’ils s’y trouvent bien. Probable qu’ils m’ont raconté des blagues pour que je ne me fasse pas de bile pour eux.
On a déjà des examens. Ils ne perdent pas de temps, ici ! Je n’ai pas parlé de Ruth à papa et à maman. D’ailleurs, je ne lui ai même pas fait part de mes sentiments à elle. On a tellement de travail !
Journal intime de William Palmquist.
Piloter le tracteur à travers l’Océan des Tempêtes, c’était comme franchir une vaste mer houleuse par gros temps à ceci près que cette « mer » lunaire était faite de roches. Mais sa surface solide se hérissait de vagues pétrifiées, c’était une succession de collines coupées de vallées, de cratères dont la pente glissante faisait déraper les chenilles de l’engin qui cahotait, d’interminables étendues vides qui rendaient David somnolent.
C’était comme un océan liquide : il n’y avait pas de bornes, il n’y avait pas de poteaux indicateurs et il était facile de se perdre. On ne pouvait même pas se fier aux étoiles car le nord lunaire ne correspondait absolument pas à la direction de l’étoile polaire de la Terre.
Mais grâce au communicateur qui lui avait été greffé, David pouvait « parler » directement avec les satellites de navigation en orbite, très haut au-dessus des rocailleux déserts de la Lune.
Si les fusées balistiques sont capables de naviguer guidées par les satellites, je peux en faire autant, se disait-il.
Il ne doutait pas un seul instant qu’il se dirigeait droit sur Séléné qui était située à 1 000 kilomètres de là sur la rive opposée de l’inhospitalier Océan des Tempêtes. Mais est-ce que j’aurai assez d’air ? Oui, disaient les calculs qu’il avait effectués à l’ordinateur – tout juste assez. Il n’avait évidemment pas de vivres. Son breakfast serait le dernier repas qu’il prendrait avant longtemps.
Trente-six heures, estimait-il. Les maigres réserves d’eau de son scaphandre devraient, elles aussi, durer pendant tout ce temps.
David n’avait oublié qu’une seule chose dans ses prévisions : qu’il aurait besoin de dormir. La monotonie du farouche paysage désertique était accablante et, de temps en temps, il succombait presque au sommeil. Reste réveillé ! Tu dormiras quand tu seras à Séléné. D’ailleurs, tu viens de passer deux jours à faire la bulle. Mais la tentation de l’assoupissement était permanente.
Le tracteur ne possédait ni pilotage automatique ni système de guidage et il fallait le contrôler sans trêve ni répit. Avec tous les rochers et tous les cratères qui parsemaient la surface, le moindre instant d’inattention risquait d’être fatal. À deux reprises, David s’endormit et se réveilla en sursaut quand le véhicule fit une embardée en entrant en collision avec la paroi raide d’un petit cratère de formation récente aux bords acérés. La troisième fois, le tracteur accrocha un rocher de la taille de sa maison d’Île Un. La chenille mordit sur sa surface lisse, faisant furieusement tanguer l’engin. David, éjecté de son siège, se retrouva en train de glisser vers la trappe d’accès béante de la cabine. Il essaya de couper le moteur mais il n’avait pas encore l’habitude des commandes et la lourde machine continua de grimper en vrombissant et en donnant de la bande tandis que la chenille sur laquelle elle reposait encore s’obstinait à tourner en soulevant des nuages de poussière.
S’il bascule, il m’écrasera sous sa masse.
Mais, comme animé d’une volonté propre, le tracteur obstiné poursuivit son ascension et, ayant franchi l’obstacle, il retomba lourdement de l’autre côté, d’aplomb sur ses chenilles. Sur la Terre, le choc aurait brisé la colonne vertébrale de David mais, même sous la faible pesanteur lunaire, son crâne heurta violemment la garniture matelassée de son casque.
Couvert d’une sueur froide et frissonnant de peur rétrospective, il arrêta l’engin. C’est bon. Il faut que je dorme un peu.
Seulement, traumatisé par la catastrophe à laquelle il avait échappé de justesse, il était maintenant incapable de fermer l’œil.
Alors, il continua. Quelques heures plus tard, comme ses paupières en plomb ne pouvaient plus rester ouvertes, il fit à nouveau halte et s’accorda un bref somme.
Il repartit. Il téta un peu d’eau au flexible de son casque, vérifia sa provision d’air qui s’amenuisait et essaya de capter une émission pour se maintenir éveillé. Mais rien. Absolument rien. Les fréquences radio qu’il explorait étaient aussi mortes, aussi vides que le paysage. Seuls lui parvenaient les signaux codés des satellites de navigation.
Music and News, zéro ! Mais il n’entendait pas davantage dialoguer d’éventuels poursuivants. Et il ne serait pas alerté si jamais devait se produire une de ces éruptions solaires dont le rayonnement mortel vous carbonisait un homme en moins de deux s’il ne se réfugiait pas vite fait dans un abri souterrain. Le plus proche se trouvait vraisemblablement à Séléné.
David se mit à chantonner et à discuter avec l’ordinateur qui n’avait pas d’autre sujet de conversation que les données qu’il débitait pour lui indiquer la direction de la nation lunaire. Il ne se désaltérait qu’avec une parcimonie extrême mais, finalement, il épuisa toute l’eau dont il disposait. Et il lui restait encore plus de quatre cents kilomètres à faire.
— À vingt à l’heure, ça représente une vingtaine d’heures à mijoter là-dedans, dit-il à haute voix. Pas trop mal. Moins d’une journée sans compter le temps de sommeil.
Sa progression était beaucoup plus lente qu’il ne l’avait pensé.
Il mourait d’envie de frotter ses yeux brûlants, de se gratter, car il fourmillait de démangeaisons mais pas question d’ouvrir son scaphandre sous peine de mort. La faim le tenaillait et il n’était pas possible de faire la sourde oreille aux douloureuses protestations de son ventre creux. Il avait le dos en compote après toutes ces heures passées aux commandes, des crampes dans les jambes et il ne sentait plus ses bras.
Et l’air commençait à être fétide. Et il fut épouvanté quand il s’aperçut qu’il avait un goût acide, métallique. Il n’y a plus grand-chose dans les bouteilles.
Selon le satellite de navigation, Séléné était à moins de trois cents kilomètres mais derrière le hublot embué de son casque, David était incapable de dire s’il se trouvait à proximité de la nation lunaire ou toujours dans les parages du complexe minier. Il n’y avait aucune différence : c’étaient les mêmes rochers, les mêmes cratères, la même étendue poussiéreuse et nue, le même horizon abrupt telle une lame qui fendait le noir velours de l’espace. Mais il n’apercevait pas d’étoiles dans ces ténèbres. Il ne voyait même pas la Terre.
Mon hublot est embué. À moins que ce soit ma vision qui s’éteint ? Tordant le cou, il passa sa langue sur la surface intérieure de la vitre de plastiverre. Elle était froide et sèche, sans trace d’humidité. C’est moi. Ma vue se brouille.
Il aurait fallu qu’il dorme un peu mais il n’osait pas perdre la moindre parcelle de temps. Chaque aspiration rapprochait la fin d’une bouffée. Si ses réserves d’air s’épuisaient avant qu’il atteigne Séléné, c’était la mort sans phrase. Il ne pouvait pas se permettre de s’endormir, même s’il courait le risque de fracasser le tracteur contre les rochers ou de tomber dans un cratère.
Il poursuivit sa route. Groggy, la bouche aussi sèche et racornie que la plaine aride qui le cernait de toutes parts, les yeux larmoyants et brûlants, si fatigué qu’il ne tenait que par la force de sa volonté. Chaque mouvement, chaque contraction des muscles, chaque flexion des bras ou des jambes lui était une torture.
Tant mieux. La douleur est une bonne chose. Elle te tient éveillé. Vivant.
Il ferma les yeux l’espace de ce qui lui sembla être une seconde. Quand il les rouvrit, les chenilles crissaient sur les pierres et les débris d’un cratère de bonne taille à l’assaut duquel s’était lancé le tracteur. Lentement, péniblement, David redescendit en marche arrière et, arrivé, en bas, il entreprit de contourner l’entonnoir.
Lorsqu’il fut de l’autre côté et qu’il vit à nouveau l’horizon, son cœur se mit à battre à grands coups dans sa poitrine. Le globe blanc et bleu qui était la Terre flottait dans le ciel, presque au ras de la ligne d’horizon. Jamais David n’avait rien vu d’aussi beau.
Si, il y avait plus beau encore : le petit dôme trapu, de béton, ponctué de fenêtres d’observation, qui se dressait à quelques centaines de mètres à peine, peint de bandes blanches et rouges – les couleurs de la nation lunaire, Séléné.
Après, tout devint nébuleux dans la mémoire de David. Il se rappela que, quand il avait hurlé dans son micro, sa voix lui avait paru étrangement éraillée. Rauque et hystérique. Un panneau s’ouvrit dans le dôme. Plusieurs tracteurs en émergèrent et se dirigèrent vers lui. Il se rappela l’inoubliable fraîcheur de l’air d’une bouteille neuve. Puis ce fut la nuit. Il perdit conscience.
Il ne garda qu’un seul autre souvenir de son sauvetage, le moment où, enfin, à l’abri dans le dôme, on lui retira son casque et où on commença à lui ôter sa combinaison. Quelqu’un s’écria alors :
— Bon Dieu ! Quelle puanteur !